Dans la maison de retraite, on m'avait demandé de contacter une résidente parce qu'elle était tout le temps anxieuse. Je suis entrée dans sa chambre. C'était une journée ensoleillée d'automne et des couleurs chaudes baignaient sa chambre d'une lueur paisible. La femme âgée s'affairait à déplacer et à arranger toutes sortes d'objets posés sur son lit. Le temps, le temps, le temps.
Même si elle ne savait pas qui j'étais, cette femme était heureuse de ma visite. J'étais sincèrement curieux de savoir qui elle était. Ma présence silencieuse s'est déployée comme un doux pont de connexion entre nous. Puis elle a raconté son histoire, l'histoire d'une vie marquée par la guerre, les abus, la perte, la maladie, la peur, la colère
Elle était plus qu'une femme atteinte de la maladie d'Alzheimer. Un être humain avec une histoire, des émotions, des pensées et des désirs se dessinait. Je me suis rendu compte à quel point cette femme avait souffert. Combien de fantômes du passé la hantaient encore, car le temps ne guérit pas les blessures quand on a vécu un traumatisme.
Le cerveau n'aime pas les expériences effrayantes. Il les enferme dans un endroit où vous n'avez plus accès consciemment. Pendant des années, elles restent invisibles, sous le radar, jusqu'à ce que, petit à petit, leur réalité destructrice refasse surface. Car jamais, au grand jamais, ces expériences n'ont eu l'occasion d'être traitées. Or, cette charge d'émotions, de pensées, de sensations physiques était devenue sa réalité quotidienne.
Aujourd'hui, cette femme oublie des choses parce qu'hier, les expériences bouleversantes de sa vie ont été cachées dans le cerveau pour survivre.
Aujourd'hui, elle a peur parce qu'hier, la peur était le fil conducteur de sa vie. Son cerveau était en état d'alerte permanent, ce qui lui a donné l'expérience de pouvoir agir au lieu d'assister impuissante à la scène.
Aujourd'hui, elle erre un peu parce qu'hier, la connexion a été rompue. La solitude de sa vie la pousse désormais à rechercher constamment le contact pour se rapprocher des autres. Un lien sûr et réconfortant.
Aujourd'hui, cette femme se bat parce qu'hier, elle n'a trouvé aucun moyen de faire face aux expériences destructrices qui ont miné son corps, son esprit et son âme.
Aujourd'hui, elle se retranche dans un cocon fermé parce qu'hier, son traumatisme lui a causé honte et suspicion.
Aujourd'hui, cette femme est triste parce qu'hier, il n'y avait pas d'options disponibles, ni d'amis ou de famille pour la réconforter et la guérir.
Si je peux continuer à voir cette femme et son histoire globale comme une mosaïque composée de toutes les parties différentes mais formant un tout unique, alors elle restera un être humain plutôt qu'un patient atteint de la maladie d'Alzheimer.
Si je peux écouter sa douleur, la faire se sentir en sécurité dans l'instant présent et lui apprendre à calmer son stress, son cerveau n'aura plus besoin de s'éteindre.
Si je trouve le courage de (re)reconnaître son traumatisme et de suivre avec elle le chemin de la guérison, l'espoir peut naître que les fantômes du passé trouveront enfin la paix et disparaîtront.